sábado, 10 de novembro de 2007

Théologiques 9/1 (2001) 17-48

La théologie face aux changements des représentations du cosmos
Quelle odyssée et pour quitter quels héritages ?


Pierre GISEL
Faculté de théologie Université de Lausanne


Nos connaissances sur le cosmos — ses origines, les lois de son
déploiement, sa fin — changent. Nos manières d’éprouver le rapport
de l’humain au monde en sont affectées, comme les représentations
que nous pouvons en avoir aux plans psychologique, philosophique,
culturel (dans les arts, la littérature, le cinéma, diverses oeuvres de fiction,
etc.)
Que l’on pense à la révolution psychologique et culturelle qu’a
constitué le passage d’une représentation qui plaçait la terre au centre
du cosmos et l’humain au centre de la terre, et qui, en outre, insérait
l’ensemble dans une courte durée (au plus sept mille ans et non quinze
milliards d’années par exemple), à un monde infini, disséminé ou pluriel,
et peut-être en explosion. Plus près de nous, la théorie de la relativité
ou la physique quantique, comme les travaux de ces dernières
décennies sur le cerveau, ont aussi bousculé nos représentations du
cosmos et des rapports de l’humain au monde et à la nature. En revisitant
le passé de notre aire culturelle, l’Occident, du Proche-Orient
ancien, de l’Égypte et de la Mésopotamie, puis de l’Antiquité grécoromaine,
de l’Antiquité tardive et de l’aventure du christianisme, on
s’aperçoit que l’histoire a traversé bien des changements de visions du
monde et de paradigmes, elle a connu bien des acculturations ou des
métissages socio-culturels. Ce n’est ni la première, ni la dernière fois
que l’homme connaît de tels changements.
Foncièrement, sauf le fondamentalisme — un produit moderne au
demeurant, inséparable d’une conjoncture marquée par les rationalismes
des XIXe et XXe siècles — et l’aberration scientifique et religieuse
18 PIERRE GISEL
qu’est le créationnisme1, la théologie chrétienne a toujours entrepris
de remettre sur le métier sa compréhension de l’humain et du monde
(il y a donc « odyssée »), et dès lors de repenser son propre discours,
son statut, les limites de sa validité et sa portée. Non sans oscillations
entre mouvements de réforme et nostalgies, innovations et relectures
diverses du passé, protestations, tensions avec le présent et utopies.
C’est qu’il n’y a pas de christianisme hors des jeux différenciés d’institutionnalisation
et de contestation, et ce, dès les premiers siècles, au
coeur du Moyen Âge, comme au long des Temps modernes, de la
Renaissance aux Lumières et à la postmodernité.
Dans la présente contribution — délibérément synthétique vu
l’ampleur des champs et des problèmes, et du coup de la bibliographie
—, je me propose le parcours suivant : 1) un rappel des données
scientifiques élémentaires, 2) un aperçu tout aussi élémentaire des données
bibliques et chrétiennes à ce propos 3) une proposition de balisage
théologique au regard de la non-homogénéité ou des contradictions
qui se dégagent de la confrontation des deux premiers points, 4) un
retour sur les types d’articulation possibles entre le savoir scientifique
et le fait du croire, 5) un aperçu touchant la question du statut de la
théologie.
1. Rappel de données scientifiques
L’univers a une histoire, celle de la matière qui s’organise. A partir
d’un big bang de départ, selon la vision qui semble le mieux correspondre
à l’état de nos connaissances scientifiques et à l’ensemble des
observations faites jusqu’à présent, et au gré d’une évolution qui voit
l’univers se refroidir, se dilater et se structurer, à très petite échelle (le
monde des particules) comme à très grande échelle (les galaxies et les
amas de galaxies). C’est progressivement que se prépare pour ainsi
dire un berceau dans lequel la vie va éclore, à quoi il faut ajouter l’idée
qui s’impose aujourd’hui d’une continuité entre l’évolution de l’univers
et celle de la vie, donc entre l’inerte et le vivant.
1. Pour ma position sur ce sujet, je renvoie au livre écrit avec Lucie
KAENNEL, La création du monde, Genève-Bienne, Labor et Fides-Société
biblique suisse, 1999, p. 111-118, livre qui se tient par ailleurs en l’arrièreplan
de certaines sections du présent article.
LA THÉOLOGIE FACE AUX CHANGEMENTS... 19
On sait par ailleurs que les théories fixistes (pour exemple, Georges
Cuvier, 1769-1832) ont fait place à des transformismes. Le nom
de Charles Darwin (1809-1882) est ici emblématique, avec la théorie
évolutionniste. On considère aujourd’hui comme faits biologiques
acquis qu’il y a croissance exponentielle du vivant, que seule une
petite partie des individus survit et se reproduit, que la destruction se
fait selon un processus sélectif (sélection naturelle). Enfin, il importe
de souligner que pas plus qu’il ne peut être question d’établir un commencement
de la vie, il n’est véritablement possible de déterminer un
commencement de l’homme, l’évolution étant en outre de toute
manière non linéaire.
Pour résumer, on peut dire que la complexification, la structuration,
l’adaptabilité, l’irréversibilité, le facteur temps, les phénomènes
de sélection sont autant de paramètres qui entrent en ligne de compte
dans une évolution de la vie fortement marquée par l’environnement.
Touchant l’humain, il convient d’ajouter des considérations relatives
au fonctionnement du cerveau. En effet, on a affaire ici à ce qui
représente le point extrême de l’évolution dont le cerveau humain
garde secrètement la mémoire accumulée. De plus, on touche là certaines
des avancées les plus neuves de la recherche scientifique contemporaine,
avancées qui posent des questions redoutables à la foi, à
la théologie, et plus largement, à la culture et aux sociétés.
Les travaux récents en biologie moléculaire et à propos des mécanismes
du cerveau ont enregistré des résultats spectaculaires2. Ils cassent
en tout cas tout reste de dualisme corps/esprit, tout dualisme
entre les cellules du cerveau et le cerveau comme siège d’un esprit ou
d’un sujet libre.
À propos du cerveau, on peut distinguer un plan anatomique : qui
se rapporte aux connexions et réseaux neuronaux (ordre de grandeur
: cent milliards de neurones) ; un plan physiologique qui concerne
l’activité électrique et les signaux chimiques circulant dans le
2. Cf., par exemple, Jean-Pierre CHANGEUX, L’homme neuronal, Paris,
Fayard, 1991 (1983). Pour un débat touchant les questions que cela pose
quant à la compréhension qu’un humain peut avoir de lui-même : Jean-Pierre
CHANGEUX et Paul RICOEUR, Ce qui nous fait penser. La nature et la règle,
Paris, Odile Jacob, 1998.
20 PIERRE GISEL
cerveau ; un plan comportemental qui permet de soutenir que le cerveau
fonctionne de façon projective, faisant des hypothèses sur le
monde et les mettant à l’épreuve. Notons que l’ensemble du fonctionnement
fait l’objet d’expériences minutieuses. On peut mentionner,
d’abord, les lésions partielles et l’observation systématique et différenciée
des dysfonctionnements qui y sont liés ; ils touchent la parole,
la perception sensorielle, la planification des actions, la perturbation
de l’image de soi, le rapport à autrui. Signalons aussi l’imagerie cérébrale,
qui permet d’établir expérimentalement une distribution différentielle
des activités électriques et chimiques des territoires cérébraux,
en lien avec de la souffrance (réelle ou imaginée) ou des états
dépressifs, schizophréniques ou hallucinatoires. On ajoutera les expérimentations
électrophysiologiques en rapport avec l’activité des neurones,
faisant voir des liens entre une activité neuronale et ce qui est
vécu subjectivement.
Tout cela conduit à une inscription assez radicale des faits psychiques
dans l’ordre de la nature ou de la matière. Si, comme le rappelle
le philosophe Paul Ricoeur, on ne peut pas dire, en rigueur, que le cerveau
pense (penser suppose la conscience, réflexive, d’un sujet), on
doit au moins admettre que lorsque je pense, il se passe quelque chose
dans mon cerveau.
Au total, le cerveau est complexe : fait d’entités distinctes, en rapport
non selon continuité de circulation, mais par communications
discontinues (des synapses : cent mille contacts discontinus par neurone,
un demi-milliard par centimètre cube, soit un nombre de combinaisons
quasi-infinies). Il est hiérarchisé : il enregistre et analyse
l’information par plusieurs voies parallèles, d’où une activité de synthèse.
Il développe enfin une activité spontanée : il est projectif, avec
ce que cela suppose de construction et d’organisation. On peut aussi
observer que ce qui concerne le rapport à l’autre, rapport d’empathie
ou de sympathie, se joue au niveau du cortex frontal, la partie évolutivement
la plus récente.
Dans l’histoire de la vie, les modifications internes au cerveau prennent
le relais de l’évolution des espèces. S’en trouve constitué un appareil
en interaction avec un environnement non seulement physique,
mais aussi social et culturel. Concrètement, le petit d’homme, dont le
cerveau est encore incomplètement stable, passe par un apprentissage.
Une mémoire est ici à l’oeuvre, une mémoire primaire ou immédiate,
LA THÉOLOGIE FACE AUX CHANGEMENTS... 21
mémoire de travail présente, et une mémoire secondaire, inconsciente,
qui apparaît maintenue en ligne pendant le travail de la première ; et
qui est lourde, notamment, de composantes émotionnelles.
Dans nos gènes et nos cellules sont largement inscrits des héritages
qui remontent aux origines de la vie. Avec l’homme, une évolution
génétique laissée en suspens apparaît prolongée sur un mode non
génétique (social et culturel) : le socialement approprié trouve son inscription
dans le cerveau. L’auto-organisation du vivant, ici via le cerveau,
continue à se faire dans un jeu avec le milieu, sur une base
matérielle ayant intégré des mémoires de longue durée.
Partir en quête de nos commencements, c’est se retrouver face à
un horizon on ne peut plus grand, avec tout ce que cela représente
d’énigme : un quasi-infini s’ouvre à nous, qui nous dépasse. Mais,
comme en écho, cet infiniment grand renvoie à l’infiniment petit sans
lequel rien ne serait : l’univers s’est mis en branle parce que des particules
élémentaires se sont assemblées pour passer par différents stades,
selon un processus qui se poursuit de façon exponentielle, créant
de nouvelles structures de plus en plus complexes, accueillant la vie et
lui permettant de se déployer.
Mutatis mutandis, on pourrait ici faire écho à Pascal qui, dans les
Pensées3, s’émerveille devant l’infiniment grand et l’infiniment petit
entre lesquels prend place l’humain. Un infiniment grand et un infiniment
petit qui, par ailleurs, semblent pour ainsi dire renvoyer à un fait
de différence inscrit au coeur de l’évolution, comme donné en creux :
l’histoire de l’univers est faite de différenciations, de complexifications,
de spécifications, et la vie suppose la différence.
Il convient de souligner encore l’irréversibilité de l’évolution, à
l’encontre de toute illusion de retour à un état initial : telle une spirale,
l’évolution se déploie et se construit dans le temps et dans l’espace,
montrant combien la vie — et donc aussi celle de l’homme — est insérée
dans le processus d’un développement qui aurait pu être autre
mais qu’on ne peut plus déconstruire. Pour anticiper, on peut dire que
l’humain est inscrit en contingence — des données de fait —, il prend
place dans un monde dont il hérite et qui le dépasse.
3. Pensée 72 selon la numérotation de l’édition de Brunschvicg, 199 selon
celle de Lafuma.
22 PIERRE GISEL
Remarquons enfin que si le discours scientifique s’inscrit dans
l’ordre du vérifiable, du démontrable, de ce qui relève d’hypothèses et
de lois mathématiques que les découvertes viennent confirmer ou mettre
en cause, il n’en demeure pas moins que, sur certains points, ce discours
relève d’extrapolations : les preuves et les vérifications ne sont
pas toujours possibles. Surtout, chaque représentation ne peut se construire
et chaque loi énoncée ne peut avoir validité qu’à partir et en fonction
d’un commencement de l’univers déjà donné. L’astrophysicien
Marc Lachièze-Rey le souligne : « Le processus fondateur de l’Univers,
s’il en existe un, n’a pu se dérouler dans le cadre de l’Univers puisqu’il
a abouti, précisément, à créer ce cadre. [...] la physique ne peut concevoir
ce qui aurait pu se dérouler avant, que cet avant soit chronologique
[...] ou fondateur, explicatif [...]. Un “autre univers” — par définition
— ne pourrait avoir aucune interaction avec le nôtre. Sinon, il ferait
partie du nôtre »4. La science dit beaucoup de choses sur l’univers ; elle
ne peut en dire le dehors, pour autant, justement, que cela ait un sens.
2. Aperçu de données bibliques et chrétiennes
2.1 Des cosmologies changeantes
Chacun sait que la Bible présente, en son début, deux récits de création.
La description des commencements et les représentations cosmologiques
qu’ils suggèrent diffèrent. Ces deux textes ne viennent
d’ailleurs pas de la même époque, et le second qui s’offre à la lecture,
dans l’ordre biblique reçu, va chronologiquement avant celui qui le
précède dans le texte final.
Dans le même ensemble biblique, on peut lire des textes qui offrent
d’autres images encore du commencement du monde et de ce qui lui
assure stabilité. Ainsi, en est-il du Ps 104,5 avec la représentation de
fondements, voire de colonnes, sur lesquels reposerait la terre (Dieu a
« établi la terre sur ses fondements ») ou, de Job 38, 4-6, Dieu
interroge : « Où étais-tu quand je fondais la terre ? [...] Qui en a fixé les
mesures, le sais-tu ? [...] Dans quoi ses bases sont-elles enfoncées ? »),
ou encore la mention d’un « sein maternel » (Job 38, 8 et 16 : « Qui a
fermé la mer avec des portes, quand elle s’élança et sortit du sein
4. Marc LACHIÈZE-REY, « Les origines », dans Recherches de science
religieuse 81 (1993), p. 539-557, ici : p. 546s.
LA THÉOLOGIE FACE AUX CHANGEMENTS... 23
maternel ? [...] Es-tu parvenu jusqu’aux sources de la mer ? T’es-tu promené
dans les profondeurs de l’abîme ? »).
En termes de représentations toujours, on a pu parler de combat
originel et créateur entre Dieu et des forces hostiles ou au contraire d’un
acte décisivement souverain de Dieu, par delà toute mesure humaine ou
terrestre, avec, parfois, des figures médiatrices proches de Dieu.
Pour le premier registre, on lira notamment les Psaumes, 74, 12-
14 : « Dieu, tu es mon roi dès l’origine, auteur des victoires au milieu de
la terre. C’est toi qui as cassé par ta force la mer, tu as brisé les têtes du
dragon sur les eaux. C’est toi qui as fracassé les têtes de Léviathan, tu
l’as donné à manger au peuple des bêtes sauvages » ; ou 89, 11 : « C’est
toi qui as écrasé Rahab, comme un cadavre percé de coups » (selon
d’autres représentations, c’est Dieu qui a formé le Léviathan « pour
jouer avec lui », 104, 26 ; cf. aussi Job 40, 15 et 25).
Pour le second registre, on peut renvoyer à Ésaïe 40, 12-18 : « Qui
a mesuré les eaux dans le creux de sa main, fixé les dimensions des
cieux avec la paume, celle de toute la poussière de la terre dans un tiers
de mesure ? [...] Qui a fixé une mesure à l’esprit de l’Éternel [...] ? [...]
À qui voulez-vous comparer Dieu ? » (cf. aussi Job 11, 7-9) ; 44, 24 :
« Ainsi parle l’Éternel qui te rachète, celui qui t’a façonné dès ta
naissance : “Moi, l’Éternel, je fais toutes choses, seul je déploie les
cieux, de moi-même j’étends la terre” » ; enfin 45, 7 : « Je forme la
lumière et je crée les ténèbres », voire le « malheur » (cf. 54, 16).
Quant aux figures médiatrices proches de Dieu, accompagnant
plutôt le second registre — comme si se conjugaient une création cosmique
hors mesure humaine et un principe secret qui la recueille de
l’intérieur pour en faire une création pour la vie —, on mentionnera
tout spécialement la Sagesse, « artisane » de la création (Sagesse 7, 22
et 8, 6) et proche de Dieu (9, 9 : « Près de toi se tient la Sagesse qui
connaît tes oeuvres, et qui était présente lorsque tu créais le monde »).
La même Sagesse précédant la création et présidant à la création se
trouve en Proverbes 8, 22-31 : « J’ai été établie depuis l’éternité, dès
le commencement, avant l’origine de la terre. J’ai été enfantée quand
il n’y avait point d’abîmes [...]. Lorsqu’Il disposa les cieux, j’étais là ;
[...] j’étais à l’oeuvre auprès de lui, et je faisais de jour en jour ses délices,
jouant devant lui tout le temps », ou en Siracide 24, 1-22 :
Je suis sortie de la bouche du Très-Haut et comme une vapeur j’ai recouvert
la terre. J’habitais dans les hauteurs du ciel et mon trône reposait
24 PIERRE GISEL
sur la colonne de nuée. Le cercle du ciel, je l’ai parcouru, moi seule, et
j’ai marché dans la profondeur des abîmes. [...] Avant que le temps ne
commence, il m’a créée, et pour les siècles je ne cesserai pas d’exister. [...]
Venez à moi, vous qui me désirez, et rassasiez-vous de mes fruits.
Un motif analogue et une structure semblable se retrouvent dans
le Nouveau Testament, à propos du Christ cette fois, en Colossiens 1,
15ss. : « Il est l’image du Dieu invisible, le premier-né de toute la création.
Car en lui tout a été créé dans les cieux et sur la terre, ce qui est
visible et ce qui est invisible, trônes, souverainetés, principautés, pouvoirs.
Tout a été créé par lui et pour lui. Il est avant toutes choses, et
tout subsiste en lui », ou Éphésiens 1, 4-10 : « En lui, Dieu nous a élus
avant la fondation du monde [...]. Il nous a fait connaître le mystère
de sa volonté [...] : réunir sous un seul chef, le Christ, tout ce qui est
dans les cieux et ce qui est sur la terre », ou encore Hébreux 1,2 :
« C’est par lui [le Fils] qu’il a fait les mondes » et Jean 1, 1-4 : « Au
commencement était la Parole [...]. Tout a été fait par elle, et rien de
ce qui a été fait n’a été fait sans elle ». Rappelons que la littérature
rabbinique soutient que Dieu regarda la Tora pour savoir comment
créer le monde : même dispositif, qui voit le moment central et structurant
de l’histoire être placé au coeur même de l’origine du monde.
Quant à la réception de la Bible que sanctionnent les théologies
chrétiennes, elle suppose elle aussi, au cours du temps, des représentations
changeantes, que l’arrière-fond soit plus stoïcien (avec la consécration
chrétienne d’une loi naturelle), néo-platonicien (avec ses
reprises dans l’anagogie ou la mystique chrétienne), aristotélicien
(avec les différenciations internes de l’être qui l’accompagnent, ainsi
que des topologies et divers ordonnancements de qualités essentielles)
ou, à l’aube des Temps modernes, celui de lois mathématisables et de
systèmes mécaniques (pouvant générer diverses théodicées), celui
d’une nature sans mystère intrinsèque (lié à un Dieu cause directe ou,
au contraire, inconnu et autre), voire, plus récemment, celui d’une
nature faite d’énergies et d’un devenir dont Dieu pourrait être partie
prenante, ou tout au moins partie impliquée.
On le pressent, si la théologie chrétienne se comprend à la fois
comme tradition — et non suite discontinue de représentations diverses
— et entend se référer à des Écritures antérieures qu’elle reçoit
comme fondement, malgré leur diversité interne, il faut qu’elle ait
opéré quelque déplacement. Elle aura notamment dissocié la question
LA THÉOLOGIE FACE AUX CHANGEMENTS... 25
de la vérité de celle des représentations du monde, de l’humain et de
Dieu au travers desquelles s’exprime cette vérité : la vérité est dite à
travers des représentations (il n’y a pas en ces matières de vérité pensable
hors représentations supposées, même si les deux ordres sont
distincts), mais sans faire nombre avec elles (la vérité ne s’y résorbe
pas, ni ne s’y épuise pas). Traversant et assumant une diversité de
représentations cosmologiques, renvoyant à une Bible qui a ellemême
consacré une telle diversité, la théologie chrétienne ne peut que
révéler une vérité sur soi, sur le monde et sur Dieu qui soit seconde par
rapport aux stricts énoncés, renvoyant dès lors à un absolu (la vérité
de Dieu) ou un non-lié (c’est l’étymologie du mot : absolu) qui ne fait
pas nombre avec le temps, l’espace ou l’être du monde.
La vérité sur Dieu et sur l’humain n’est donc pas ici liée à des
« contenus », mais peut-être à des postures, des manières de se poser
dans l’être, ou de se poser par rapport à soi et à l’altérité, des manières
de se rapporter et d’être rapporté à soi et à l’altérité (le monde et Dieu,
les dieux ou l’absence de dieu[x]).
Nous allons maintenant rassembler les principales données des
Écritures bibliques et de l’histoire doctrinale chrétienne touchant
notre thématique, en faisant état des représentations sanctionnées ou
proposées, tout en supposant déjà, dans la mise en place, la dissociation
qu’on vient d’évoquer entre « contenu » et posture engagée.
2.2 Données bibliques
La perspective mise en scène au plan biblique dit la consistance propre
et l’autonomie du monde et du réel. La création apparaît irréductible à
Dieu, tout en étant dite bonne et bénie : elle en vient, certes, mais selon
une constitution qui est fonction d’une différence originaire et déterminante,
non selon une génération par exemple, fût-ce par diversification
(différente de Dieu, la création est d’emblée globale et structurée). Elle
apparaît également irréductible à l’humain : elle le précède en tout point,
et l’humain la reçoit venue d’ailleurs et déjà formée : il ne l’invente ni
n’en poursuit le processus, mais en répond et s’inscrit dans sa différence,
pour le meilleur ou pour le pire, pour la vie ou pour la mort ; en ce sens,
on peut parler du monde comme « tiers » entre l’humain et Dieu
(comme d’ailleurs entre l’humain et l’humain, soi ou autrui).
L’origine du monde est ici, stricto sensu, inconnue (elle peut être
pensée, évoquée, mais non décrite), elle est autre et interdite : la créatheo_
26 PIERRE GISEL
tion vient de Dieu (elle est ex nihilo dira-t-on ultérieurement, dans des
registres différents), et elle est rapportée au tranché d’une Parole, non
à une homogénéité d’être ou d’essence. Du coup — c’est en effet lié —,
l’humain reçoit la création comme donné déjà cultivé, structuré par la
Loi (mythologiquement : l’arbre du milieu du jardin) et traversé de la
réalité du mal (le serpent), hors de toute linéarité de provenance et
d’advenir.
Si la différence — non la continuité ou l’homogénéité — est ici originaire,
ce n’est pas du fait d’une imperfection (ou, pire, d’un péché) ;
la différence joue au contraire comme pivot, décisif, au coeur tant de
ma réception du monde comme création (voir la mise en scène d’Adam
en Gn 2-3) que de la dramatique croyante elle-même (voir, en christianisme,
la dénonciation d’une hypostase de la loi, à laquelle on s’assimile,
dans la mise en scène de Jésus face aux Pharisiens et la reprise par
Paul du même motif à partir de la croix). Ainsi originaire, la différence
est, potentiellement ou au titre d’une condition requise, fructueuse.
Pour une théologie s’efforçant de reprendre une telle mise en place
des positions et des enjeux, renvoyer à Dieu ne devrait dès lors pas être
au principe d’une totalisation, au regard du monde, sa réalité profane
et extérieure, ni non plus au regard des réalités de la foi, aussi bien
l’Église et ses données symboliques propres, son ordre d’appartenance
et de représentations, que le fait du croire comme tel5.
C’est dire que, pour une telle théologie toujours, le monde donné
est d’abord contingence : le monde est donné en dehors de toute
immédiateté de l’humain et du principe dont il vit, son origine et sa
vérité. Un monde comme contingence donnée — comprenant
l’énigme d’un mal originaire — en appelle, en matière de vérité dernière
ou de Dieu, non à une logique de continuité et de synthèse organisatrice,
mais à une logique du surcroît ou de l’excès. À mon sens, se
dessine alors, pour l’humain, la dramatique d'une réponse qui va se
décider, théologiquement et spirituellement, « devant Dieu », mais
qui se joue, concrètement, au travers de la manière dont l’humain
répond du monde donné. L’humain répond moins à Dieu, directement,
qu’il ne répond de la manière dont il se pose dans le monde, de
5. Pour plus de développements sur ce point, cf. mon L'Excès du croire.
Expérience du monde et accès à soi, Paris, Desclée de Brouwer, 1990.
LA THÉOLOGIE FACE AUX CHANGEMENTS... 27
la manière dont il reçoit la création ou de la manière qu’il a de s’en
croire l’origine et le maître, le connaisseur et le possesseur (« être
comme des dieux » soufflait le serpent à Adam ou « transforme les
pierres en pains »6, dit Satan à Jésus typé comme nouvel Adam).
Notons que c’est au coeur d’un monde qui le précède et le dépasse
que l’humain — homme et femme — est dit « image de Dieu ». Le lien
à Dieu n’est en effet pas à chercher aux confins (avec les dérivations
ou les marches d’approche que cela peut supposer ou entraîner), pas
plus du côté d’un premier « commencement » (sur ce point, le monde
est ex nihilo) que du côté d’un terme « dernier » (le monde passe et est
destiné au néant).
Si le rapport à Dieu se noue au coeur du monde, à son propos et
au gré d’une reprise assumée en responsabilité singulière — en régime
incarné et personnel —, se marque alors, sur le pôle de l'humain également
un excès (un manque aussi : l’homme a à être) qui renvoie à ce
Dieu origine et fin, lui-même en excès (en absence aussi : Dieu a ici à
être révélé). Cet excès auquel l’humain est assigné répond, en son
ordre, à l’excès qu’est Dieu, tant au lieu de l’origine, en discontinuité
avec les logiques de la nature (l’énigme du mal s’y loge), qu’au lieu de
la fin, également en discontinuité avec les logiques de la nature et de
l’histoire (les renversements de type apocalyptiques s’y insèrent).
C’est pourquoi la thématique du croire est irréductible, avec ses promesses
et ses perversions ; mais elle se greffe directement sur ce qu’est
l’existence même, au présent : elle en radicalise l’enjeu et les cristallisations
concrètes effectives.
Précisons enfin que parce que le monde ne fait nombre ni avec ce qui
peut être confessé comme vérité première et dernière (la vérité de Dieu),
ni avec l’humain (toujours singulier), l’avènement d’existence qui s’y inscrit
prend corps dans un espace ouvert et une irréductible pluralité. De
même, le réel se donne là sur un horizon universel, tout aussi irréductible
aux particularités de chacun (ce déploiement pluriel et cet horizon universel
donnent consistance concrète à l’autonomie de la création).
Globalement, la Bible chrétienne raconte une longue histoire, focalisée
sur les relations entre des hommes et leur Dieu, historiquement
6. On aura remarqué que la tentation — profonde ou spirituelle — n’a pas
ici la forme d’une action éthiquement répréhensible...
28 PIERRE GISEL
traversée de ruptures et de reprises, d’exil et de retour, de loi et d’appel
prophétique, d’accomplissements, de transgressions et de relances, de
bénédictions secrètes et d’imprévus. Or, cette histoire est encadrée de
textes disant, en amont, une origine radicale, différente de l’élection et
de ses suites, et, en aval, une fin elle aussi radicale et différente de l’histoire
des croyants et de ce qui s’y joue. Prêtons-y attention : le patriarche
ancêtre du peuple (juif) ou le « père des croyants » (chrétien),
Abraham, n’est pas le premier homme, Adam. Et le Messie reconnu en
Jésus n’ouvre pas directement ni sans rupture l’achèvement final (le
« Royaume ») : c’est un Messie crucifié au coeur du monde et aux prises
avec une histoire d’hommes. On dit ici un accomplissement, certes,
mais il échappe à l’histoire visible (il est dit dans la foi) : le « Royaume »
n’est pas là, et l’histoire n’y conduit pas naturellement, ni linéairement.
Il est foncièrement d’un autre ordre. Comme symétriquement, en
amont, la création du monde est d’un autre ordre que l’histoire qui va
s’y déployer.
Bibliquement, l’histoire du monde et des hommes est encadrée par
des récits d’origine et de fin qui ne lui sont pas linéairement accrochés,
ni ne lui sont homogènes. Ils évoquent, en forme d’images (mythes et
apocalypses), des données d’un autre ordre et qui sanctionnent une
discontinuité : une origine vers laquelle on ne saurait remonter, ni soi
ni l’histoire des hommes, et une fin ou un accomplissement qu’on ne
saurait toucher ou réaliser, ni soi ni l’histoire des hommes.
Vus sous un certain angle, les deux textes de Genèse 1 et de
Genèse 2-3 peuvent faire doublet. Leur articulation dans le texte
biblique d’ensemble dit néanmoins encore autre chose que la texture
propre à chacun. Elle fait que se présente d’abord un cadre cosmique
(Gn 1), suspendu à Dieu et achevé en son ordre : les sept jours, sanctionnés
par le sabbat où Dieu se « repose », avec, au centre de cette
fresque originaire et achevée en son ordre, une place marquée pour
l’homme, une place centrale et cadrée justement. Décroché, hors de
la continuité d’un déroulement descriptif ou narratif, vient ensuite le
second texte (Gn 2-3), non plus la présentation d’un cadre cosmique
originaire, mais le récit d’une genèse de l’humain, au coeur d’un jardin
déjà planté, la genèse d’un humain sollicité par un mal, le serpent,
dont on ne sait pas d’où il peut bien venir (il ne vient pas en
tout cas tel quel de la fresque de Gn 1, de la création bonne et bénie
de Dieu).
LA THÉOLOGIE FACE AUX CHANGEMENTS... 29
Entre les deux récits, il y a, dans l’ordre biblique reçu, hiatus. C’est
que se tiennent, au lieu de l’origine, deux types de données. L’une est
de frappe cosmique, sans événement à proprement parler. C’est une
donnée matricielle, celle des éléments du monde, ici différenciés. Et il
y a une autre donnée, celle d’une effectuation de l’humain au coeur du
monde, de frappe historique, même si c’est d’un temps immémorial
ou paradigmatique. À côté d’une matrice faite des éléments du
monde, un moment généalogique est ainsi inscrit dans l’originaire.
L’humain — chacun d’entre nous — est précédé d’une donne cosmique,
mais il est aussi précédé, sur un autre plan, d’une histoire
d’engendrement qui laisse une trace. L’une et l’autre sont par-delà ma
mémoire, mais c’est en fonction de l’une comme de l’autre, enfouies
tout en étant bien là, que je peux naître à moi-même, dans le temps,
en fragilité, exposé aux autres, mal assuré, tenté ou investi de divers
vertiges, et accompagné ou surplombé d’une promesse à habiter.
2.3 Éléments de la réception historique chrétienne
L’Antiquité tardive — véritable matrice de notre civilisation occidentale
— a fait l’objet de nombreuses propositions de salut (gnoses
diverses, dont les manichéismes ; reprises des mystères ou de
l’orphisme ; culte de Mithra ; etc.). Le christianisme fut l’une d’elles.
Mais il prit sa forme propre et ses caractéristiques en cristallisant et en
pensant une proposition de salut qui, loin de déserter, de nier ou de
disqualifier l’ordre de la création (la réalité des choses, dans leur consistance
propre et sous un horizon commun à tous, « universel »), s’y
articule au contraire, intrinsèquement.
En lien avec la compréhension d’un salut articulé à la création, le
christianisme s’est battu ici pour une conception spécifique de Dieu.
Dieu y est compris comme extérieur au monde et non (à l’instar des
dieux de certaines mythologies) comme le doublet de ses chatoiements
enchanteurs et multiples, mais sans que cela conduise à une dévalorisation
du réel et de l’humain (pour laquelle serait seul vrai ce qui
relève d’un spirituel au-delà de l’être). En d’autres termes, Dieu et le
monde sont différents, mais ont tous deux valeur et importance, dans
leur ordre propre à chaque fois. Le Dieu chrétien est origine première
et dernière, mais il se tient au principe d’une création qui advient sous
une figure à la fois finie et éminente, ou selon une structuration singulière
de l’étendue spatiale et du flux temporel.
30 PIERRE GISEL
À l’encontre de bien des gnoses, le christianisme ne renvoie pas la
matière — ni le temps, ni le corps — à un principe mauvais, le salut
étant seul rapporté à un principe bon. Mais il met en avant l’ordre
d’un mystère, différencié : le mystère d’une intrigue inscrite au coeur
de la création, celle d’une liberté couplée à une séduction d’infini, malheureuse,
et promise à une subversion possible, pour le meilleur.
Dieu a ici statut de gratuité. Il n’est ni lié au monde, ni nécessaire ;
il est fait d’une surabondance. Il est d’un autre ordre, d’un autre espace
et d’un autre temps (ou autre que l’espace et que le temps, le temps et la
création étant inhérents l’un à l’autre). Dieu relève d’une asymétrie, mais
il peut — ou peut justement — se tenir au coeur de tous nos présents.
Décroché du monde et de ses lois naturelles, il est au principe d’un surplus.
Saint Augustin dira Dieu radicalement transcendant (« plus haut
que ce qui est le plus haut ») tout en étant radicalement immanent
(« plus intime que ce qui m’est le plus intime », Confessions III, VI, 11).
Entre Dieu et la création, entre Dieu et l’humain, il n’y a pas
d’arrière-plan homogène, pas de coordonnées ni de mesures communes.
Le christianisme ne suppose ni ne conduit à un monolithisme ; de même
qu’il coupe avec tout aménagement, plus ou moins équilibré, de forces
dualistes. Il dit un Dieu autre, un Dieu qui n’est pas la forme vraie des
choses, ni la plus achevée, ni leur somme, potentielle ou cachée. Classiquement,
Dieu est amour (non confiscable) et grâce (imprévisible).
Lorsque au Moyen Âge, Thomas d’Aquin — un penseur typique
et qui fera ultérieurement figure de référence emblématique, en régime
catholique surtout — use du mot « être », ce n’est pas au sens, neutre,
de ce qui est simplement là et peut être disposé devant nous (ce qui est
dans l’espace ou y prend place, comme le penseront les premiers philosophes
de la modernité7, ou ce que les philosophes appellent techniquement
les « étants »). Au contraire, par « être », et à propos de la
création, Thomas entend toujours, dès l’abord, une réalité qui a forme
et qualité, qui présente une complexité et qui vit de relation.
Par « être » — l’être posé par Dieu ou rapporté à Dieu —, on
entend, dans la synthèse proposée par Thomas d’Aquin au coeur du
Moyen Âge, un donné, fini et éminent, qui, dit techniquement,
7. « Ce qui est étendu » (res extensa), dit Descartes dans la première partie
du XVIIe siècle.
LA THÉOLOGIE FACE AUX CHANGEMENTS... 31
« existe » ou est « en acte ». N’a ici d’être au sens fort — devant Dieu,
pour Dieu ou selon Dieu — que ce qui relève d’un ordre relationnel
justement : ce qui reçoit l’exister et, à partir de là, se reprend sur soi.
La création est relation, relation de grâce et non de nécessité, une relation
inscrite, à titre constitutif, dans le fait d’exister.
En cela, la « cause » de l’être qu’est Dieu — Dieu comme origine
de l’être — n’est pas le premier terme d’une série qui s’ensuit, mais une
réalité transcendante, autre, au principe d’une relation, fragile (en
« disproportion » dit la tradition), prenant corps au coeur du donné,
pour le faire être : le faire exister ou être ce qui lui est donné d’être.
Une objectivation du monde fonctionnant selon des lois universelles
et une compréhension de la cause première comme premier
commencement (un Dieu premier horloger ou donnant une chiquenaude
initiale) constituent l’arrière-fond sur lequel les théodicées vont
voir le jour. Cet arrière-fond est aussi celui de ce qu’on appelle, couramment,
la théologie naturelle. Or, son affirmation ou son refus me
semblent dessiner la constellation des débats dans lesquels se meuvent
la théologie et la foi chrétiennes depuis environ un siècle et demi.
La théologie naturelle a été sanctionnée au Concile de Vatican I
dans sa Constitution Dei Filius (1870). Parmi ses citations les plus
nettes, notons : « Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être
connu avec certitude par la lumière naturelle de la raison humaine à
partir des choses créées » (chap. 2). Se reprend ici, pour le Concile, ce
qui relève de la théologie de la création. La révélation n’y a pas de pertinence.
Le Concile entend répondre au rationalisme, mais sur son terrain,
sans déplacement des termes. La déclaration citée se situe sur le
plan de l’objectivité telle que l’entend spontanément l’homme
moderne, même s’il s’agit d’une objectivité où, bien sûr, l’Église ne
voit pas les choses de la même manière que les scientifiques. Il y a
conflit8, mais chacun est au même niveau.
En effet si ce qui relève de la thématique de la création se joue
dorénavant dans les termes qu’on vient de souligner, la révélation relèvera
de données supplémentaires, celles — c’est sans surprise — du
8. Canon 2, 1 : « Si quelqu’un dit que le Dieu unique et véritable, notre
Créateur et Seigneur, ne peut être connu avec certitude par ses oeuvres grâce
à la lumière naturelle de la raison humaine, qu’il soit anathème ».
32 PIERRE GISEL
salut et de l’Église : « Outre les vérités que la raison naturelle peut
atteindre, nous sont proposés à croire les mystères cachés en Dieu, qui
ne peuvent être connus s’ils ne sont divinement révélés » (chap. 4). On
se trouve ici à l’opposé de toute objectivité et de toute raison. Concernant
ces vérités qui ne sont plus celles de Dieu comme Créateur, mais
de ce qui s’ajoute et réclame révélation, spécifique et hors raison, le
Concile doit mettre les points sur les i : « Nous croyons vraies les choses
qu’il nous a révélées, non pas à cause de leur vérité intrinsèque perçue
par la lumière naturelle de la raison, mais à cause de l’autorité de
Dieu ». Le fondement est celui d’une pure intervention extérieure. En
toute logique est dès lors requise, « la soumission plénière de notre
intelligence et de notre volonté » (chap.3).
À la même époque, des théologiens protestants libéraux élaboraient
aussi ce qui peut passer pour une théologie naturelle (ou qui
peut jouer une fonction analogue), mais selon d’autres coordonnées,
à partir de la psychologie par exemple ou d’une anthropologie religieuse.
Les registres sont alors ceux de l’homme et de son déploiement
historique et social. A l’opposé, des courants franchement conservateurs,
néo-calvinistes par exemple, pourraient fournir des parallèles
protestants très nets à ce qui se cristallise à Vatican I.
Après la cassure culturelle qu’a représentée la Première Guerre mondiale,
le XXe siècle a pris, majoritairement, le contre-pied de la théologie
naturelle qu’on vient d’évoquer. D’abord et surtout en terrain protestant,
mais ensuite suivi, avec des nuances, par bien des théologiens catholiques.
Avec des hommes comme Karl Barth ou Rudolf Bultmann — mais
ils expriment une tendance ecclésiale et culturelle dominante —, c’est
délibérément un motif de la révélation transcrit en termes d’interpellation
et de « kérygme » qui vient au centre, reprenant non la thématique
de la création, mais celle du salut : du péché (compris comme
auto-enfermement) et de la grâce (entendue comme irruption d’altérité
et de transcendance).
La théologie de la création passe alors à l’arrière-plan. Elle se
trouve soit abandonnée, soit comprise comme le prolongement, par
extension, de l’expérience d’une libération, expérience seule fondatrice,
mais intra-historique justement et non située aux commencements.
De l’expérience d’un Dieu libérateur lors de la sortie d’Égypte,
on serait passé à la confession que ce Dieu est maître de tout l’univers,
LA THÉOLOGIE FACE AUX CHANGEMENTS... 33
comme du mystère pascal on aurait été conduit à une confession plaçant
le Christ au coeur du mystère de la création globale. C’est ainsi
que les exégètes lisent alors la Bible (Gerhard von Rad pour l’Ancien
Testament par exemple). Quant à Barth, il comprend la création
comme « alliance » (Dogmatique, début de la partie III, § 41).
La force de cette réaction ne doit pas être négligée. C’est le refus
d’entendre la création comme cadre extérieur, quasi neutralisé, et la
volonté de retrouver une problématique franchement théologique et
croyante qui, comme telle, se laisse toujours à nouveau instruire par
les mystères du salut (le mystère pascal, la christologie, les sacrements,
l’expérience de foi). La construction de Barth est ici, encore une fois,
explicite : elle met délibérément en correspondance salut et création,
au titre d’une « alliance interne » et d’une « alliance externe » qui
renvoient l’une à l’autre.
Qu’il y ait là une opposition nette à l’égard du propos de Vatican I
mis en exergue, tous en sont conscients. L’expression « théologie
naturelle » est d’ailleurs devenue une valeur péjorative et discriminante
chez la majorité des théologiens et pasteurs de plusieurs générations.
Quant à Barth lui-même, il a expressément déclaré que la théologie
naturelle n’était « pas une des nombreuses hérésies possibles, mais
l’hérésie par excellence »9, une déclaration qu’on peut rapprocher d’une
autre de ses affirmations célèbres : si l’« on ne peut pas devenir
catholique », ce n’est pas à cause du pape, de Marie ou de « toutes les
autres raisons qu’on peut avoir », mais à cause de « l’analogie de l’être »
(la ressemblance entre le créé et le créateur qui permettrait de remonter
du premier au second) qui est une « invention de l’Antéchrist »10.
L’opposition est nette. J’entends néanmoins la dépasser. J’ai critiqué
la position cristallisée à Vatican I et signalé le bien-fondé de la
réaction qui en prend le contre-pied. Il reste à dire en quoi cette réaction
ne me paraît pas satisfaisante.
Soulignons d’abord que la faiblesse vient justement de ce qu’il s’agit
là, en bonne partie, d’une réaction, avec ce que cela peut entraîner de
polarisation et d’unilatéralité. S’abandonnant au désir — légitime —
d’articuler création et salut (ou création et christologie), on a perdu de
9. Dogmatique II/1* , Genève, Labor et Fides, 1956 (1940), p. 140.
10. Ibid., I/1*, 1953 (1932), p. XII.
34 PIERRE GISEL
vue ce qui pouvait constituer les traits spécifiques et la nécessité de la
thématique de la création. On a oublié en quoi elle n’est pas qu’un doublet
ou qu’une simple extension du motif du salut (de la libération ou
de la christologie), mais un aspect irréductible, pouvant apporter des
correctifs à une confession du salut prise pour elle-même, détachée de
la thématique de la création. De même réciproquement, le motif du
salut peut apporter des correctifs à ce que proposerait une thématique
de la création indûment autonomisée ou rationalisée.
La tâche est claire. C’est celle de notre génération. Elle correspond
en outre à une demande culturelle et sociale (et, à mes yeux, à une
nécessité ecclésiale). Il s’agit de rien de moins que de dépasser l’opposition
signalée et de retravailler chacun des deux termes qui se font
face : mettre donc en perspective et problématiser ce qui est central
dans la vision chrétienne de la création d’une part, ne pas s’installer
dans une focalisation sur le seul moment du salut de l’autre. Et c’est,
du coup, renouer avec la confrontation, difficile mais nécessaire et
fructueuse, de la foi et de la raison (une confrontation que la théologie
dominante du XXe siècle a souvent abandonnée) ; par-delà — les
points sont liés ou sont les différentes faces d’une même donnée
d’ensemble — c’est renouer avec une théologie qui sache mieux penser
et faire valoir sa pertinence dans la société globale et face à ses
interrogations. On l’esquissera dans le point 5.
3. Une proposition de balisage théologique
Entre les affirmations de la science sur les commencements et la consistance
ou les structurations de l’univers, de la vie et de l’humain d’une part,
et celles de la Bible — comme celles d’autres traditions religieuses d’ailleurs
—, d’autre part, il y a un net hiatus. On aurait tort de le sous-estimer. Ce
hiatus atteint les représentations, les descriptions ou les narrations11 qu’on
11. On notera que la forme narrative n’est pas propre aux seuls discours
religieux, cf. Hubert REEVES, Patience dans l'azur. L’évolution cosmique,
Paris, Seuil, 1981 ; ID., Dernières nouvelles du cosmos, Paris, Seuil : t. I : Vers
la première seconde, 1994 et t. II : La première seconde, 1995 ; Stephen
HAWKING, Une brève histoire du temps. Du big-bang aux trous noirs (1988),
Paris Flammarion, 1989 ; Jean HEIDMANN, L’odyssée cosmique. Quel destin
pour l’Univers ? Paris, Denoël, 1986 ; plus ancien, Carl Friedrich von
WEIZAECKER, Die Geschichte der Natur, Zürich, Hirzel, 1948.
LA THÉOLOGIE FACE AUX CHANGEMENTS... 35
peut donner des commencements et des structurations. Ce n’est pas
rien. Cela pourrait certes être relativisé et dépassé : les représentations
cosmologiques ne sont ni homogènes ni constantes, dans la Bible
comme dans la tradition théologique chrétienne. Mais l’écart entre le
discours scientifique et discours de foi est en réalité plus irréductible :
il affecte la place de l’humain dans le monde (centrale et spécifique
dans la tradition biblique et théologique, tardive, dérivée et sans autonomie
pour la science) et, du coup, son rapport possible avec un Dieu
créateur du monde (déterminant pour la même tradition biblique et
théologique, sans assignation dicible ni pensable pour la science).
Dans les milieux théologiques et ecclésiaux — hors dogmatisation
catholique indûe ou fondamentalisme protestant —, on parle souvent
de complémentarité entre discours scientifiques et discours de foi12. A
mon sens, un tel projet n’est pas à récuser comme tel. Mon questionnement
porte seulement sur le type de complémentarités : la définition
et la circonscription de chacun des discours en jeu d’une part, à
l’interne donc, la manière de les articuler ou de faire jouer leurs frontières
d’autre part, à l’externe. Pour le dire d’un trait, il me paraît souvent
que les recherches de complémentarités ne poussent pas assez
radicalement la logique de chacun des discours en jeu et que — c’est
lié — la vision d’ensemble proposée au final est trop harmonisante, sa
pertinence et son statut exacts restant au demeurant un peu flous13.
12. Comme exemple récent, citons Jean-Michel MALDAMÉ, Le Christ pour
l’univers. Pour une collaboration entre science et foi, Paris, Desclée, 1998.
13. Notons au passage que si la théologie ou les religions ne sont, ni à même,
ni habilitées à se prononcer sur les structures de la matière et de la vie, leurs
fonctionnements et leurs évolutions, toute détermination à ce niveau et tout
finalisme apparaissent répudiés, comme toute vision, à ce niveau toujours,
d'une « humanisation du cosmos », y compris le « principe anthropique » (cf.
John D. BARROW et Frank J. TIPLER, The Antropic Cosmological Principle,
Oxford, Oxford Univ. Press, 1988 et ID., L’homme et le cosmos. Le principe
anthropique en astrophysique moderne [entretiens avec Marie-Odile
MONCHICOURT], postface de Hubert REEVES, Paris, Imago, 1984), cette
probable « réintroduction de l'anthropocentrisme dans la science », dit Marc
LACHIEZE-REY, op. cit., p. 554 et, plus largement, p. 549-557). En outre, s’il
est vrai que la science ne se prononce pas sur une origine absolue ou en dehors
de l'univers existant et peut reconnaître ce qui est inaccessible, j'aimerais
36 PIERRE GISEL
Au vu de ce que j’ai rappelé au point 2, j’aimerais tout particulièrement
valider, quant à une mise en place d’ensemble, la marque
d’inconnu, de secret ou d’énigme qui est attachée tant aux
« commencements » qu’aux « fins » du monde et de la vie. C’est en
fonction de cet inconnu — dont la face positive ne peut que se penser
comme contingence donnée et reprise sur soi — que se décide l’avènement
de l’humain en vérité. Corrélativement, cet inconnu foncier ne
peut qu’aller de pair avec un monde irréductiblement pluriel, socialement,
culturellement et religieusement ; si le christianisme entend se
proposer comme monothéisme, ce ne saurait dès lors être celui d’un
absolu comme fondement et sanction premiers et derniers de tout ce
qui est, mais celui d’un absolu qui, supposant et réclamant l’autonomie
et la pluralité du monde14, est lié à l’avènement d’une existence
singulière, tout à la fois exposée et traversée tant par une promesse
possible subvertissant la vie et son donné cosmique que par des perversions
propres.
Précisons que dans la perspective d’ensemble proposée, ce n’est pas
seulement une dogmatisation catholique indue et le fondamentalisme
protestant qui doivent être récusés comme « mise en série »15 indue de
ce qu’on peut dire et savoir sur l’état du monde, son évolution, et de ce
que la théologie peut penser sous la catégorie d’« origine » (renvoyant,
classiquement, au « caractère incommunicable de la puissance créatrice
de Dieu »). Doivent aussi à mon sens être critiquées, les visions
qui en appellent à une relation de quasi-partenariat entre Dieu et
l’homme, le Créateur et la créature16, en vue d’une poursuite ou d’un
souligner, contre une certaine apologétique, que l'inaccessible n'est pas ici
tangentiel, mais principiel : il n'y a pas inachèvement, ouverture ou
imperfection, mais discontinuité ou rupture d'ordres.
14. Sur ce point, cf. Le christianisme est-il un monothéisme ? (G. EMERY et
P. GISEL éd.), Genève, Labor et Fides, sous presse.
15. Je suis ici, en profonde consonance, avec Christoph THEOBALD, « La
théologie de la création en question », Recherches de science religieuse,
(1993), p. 613-641.
16. On hérite là d’une conjoncture typiquement moderne des problèmes : la
validation quasi transcendantale, chez Schleiermacher et contre Fichte, d’une
« précédence » du monde et de l’exister sur le sujet, purement conçu comme
acte, cristallise un moment classique de riposte, cf. Le christianisme est-il un
monothéisme ? (G. EMERY et P. GISEL éd.), début de la partie III.
LA THÉOLOGIE FACE AUX CHANGEMENTS... 37
prolongement — voire d’un achèvement — de la création17. Certains
textes de Vatican II n’en sont pas indemnes.
C’est en démarcation de ces théologies modernes ou contemporaines
que j’ai pour ma part toujours souligné l’achèvement de la création,
en son ordre, et la dissymétrie entre ce qui se dit là de
« précédence » ou de surplomb irréductible à l’homme, à son temps et
à son espace, d’une part, et, de l’autre, ce qui s’énonce en termes d’histoire,
d’autonomie ou de liberté. C’est à mon sens là que se jouent la
spécificité et la raison d’être du thème de la création en théologie chrétienne,
irréductible à la thématique du salut, venant s’y articuler dans
la différence ou la contrebalancer, alors que, laissée à elle-même, une
problématique du salut ou ses reprises sécularisées risque de sombrer
dans ses propres perversions anthropocentriques (une relecture de
Nietzsche sera ici de grand profit).
Soulignons enfin que la pluralité indiquée au plan du monde et de
l’histoire humaine ira de pair avec une diversité des instances et des
rationalités qui président aux ordres, différents, que sont le politique,
le civil, le droit ou le moral, comme, justement, le savoir scientifique,
l’expression culturelle et le religieux. Cette diversification des instances
et des espaces évoqués les laisse irréductibles les uns aux autres,
donc autonomes dans leur ordre propre à chaque fois, et même non
« coordonnables » — encore moins intégrables — selon une logique
unique ou selon une homogénéité sociale quelconque, même idéale.
4. Foi et savoir : quelles articulations
et pour quels enjeux ?
Discours religieux d’une part, discours scientifique de l’autre. J’ai
esquissé certains des termes d’une mise en perspective, qui organise leur
prise en compte concomitante. En contrepoint et avant d’aller plus loin,
il convient peut-être de passer brièvement en revue différents modèles
d’articulations proposés et certains des enjeux qui peuvent y être liés.
17. Chez les théologiens, à titre d’exemple : Alexandre GANOCZY, Homme
créateur-Dieu créateur (1976), Paris, Cerf, 1979. On récusera également les
variantes qui, chez Jürgen Moltmann par exemple, proposent, en lien avec
une « périchorèse » trinitaire foncière, une quasi-intégration de l'humain
dans la vie de Dieu et une « inhabitation » de Dieu dans le monde.
38 PIERRE GISEL
Auparavant pourtant, il me paraît nécessaire de faire un peu d’histoire.
C’est que les rapports entre croire et savoir n’ont pas toujours été les
mêmes. Ils forment à chaque fois une conjoncture donnée, située.
4.1 Savoir et croire : brève mise en perspective historique
Ni le savoir ni le croire n’ont toujours été pensés et investis de la même
manière. Leurs limites respectives, comme leur teneur propre — leur
type de rationalité, de déploiement, de validité ou de plausibilité, ce
qu’on en attendait et ce qui pouvait en être reconnu — ont varié. En
outre, savoir et croire font couple. À telle vision — tel statut, telle
organisation et telle limite — du savoir correspond telle vision — possible
ou impossible — du croire.
L’Antiquité chrétienne et le Moyen Âge ont vécu d’une vision du
monde complexe et différenciée, mais synthétique, où le savoir en
appelait à un croire (dans la distinction) et où le croire s’articulait à un
savoir (reconnu dans son indépendance, ne serait-ce qu’au vu de ses
sources non-chrétiennes). Globalement, on a vécu ici d’une vision
(une « métaphysique ») où « substance » et « qualité » sont indissociables
(les choses ont telle ou telle qualité qui les définit), l’ensemble
étant inséré dans une structure cosmique de la « participation » qui
commande la spiritualité d’une origine, d’une fin et d’une raison des
choses, récapitulative et transcendante.
Or, sauf revanches ésotériques, cette synthèse se casse à l’aube des
Temps modernes, sur le plan de la culture reconnue et socialement
opérante. La connaissance se fait à la fois plus expérimentale (active
et pratique) et mathématique (déductive et combinatoire). Le sujet
humain dès lors mis en scène est un sujet libre et créateur, quasi desserti
de l’ensemble organique d’un cosmos intégré, à recevoir, habiter
et contempler. Les formes du savoir sont critiques et dissociatives ;
elles donnent lieu à exaltation et à angoisse.
Aux premiers temps de la modernité occidentale (de la Renaissance
aux Lumières), la science est analytique : elle décompose (cf.
Descartes). La vision globale est celle d’un mécanisme. La physique
n’est plus celle, antérieure, des « qualités » (intrinsèques et greffées
sur les éléments fondamentaux du cosmos, leurs jeux de sympathie et
d’antipathie) et où chaque chose avait son « lieu » (auparavant, la
pierre ne retombe pas sur la terre à cause de propriétés mesurables et
de la loi de la gravitation, mais parce que tel est son lieu d’origine, où
LA THÉOLOGIE FACE AUX CHANGEMENTS... 39
elle ne peut que revenir et reposer). Le jugement, enfin, est la conclusion
d’une procédure correctement — méthodiquement — menée, et
il va à l’encontre de l’imagination (cf. Spinoza), que l’on renvoie alors
à la superstition, celle qui marque le fond des traditions et des institutions,
dont il faut se libérer.
La nature est ici éprouvée, culturellement et existentiellement,
comme lieu de l’absence de Dieu. Non plus lourde de significations et
de symboles, mais froide, objectivée et soumise à mesure quantitative.
S’il y a un créateur, il est renvoyé au commencement (il a créé le mécanisme
de départ).
En profondeur, et quoi qu’il en soit de certaines modifications au
plan strictement scientifique, nous héritons socio-culturellement de
tout cela (c’est le premier moment de notre modernité, et il demeure
à l’arrière-plan), tout particulièrement en matière de représentation
quant au savoir, donc de place et de forme imparties au croire.
La modernité a vécu d’une idéologie du progrès et de l’idée d’une
substitution, inéluctable et profitable, de la science (seule vraie) à la
religion, aux mythes et aux fables, réputés simplement faux (ainsi
Auguste Comte, fondateur d’une « Église positiviste » et auteur, en
1852, d’un Catéchisme positiviste, fait se succéder, selon une voie de
rationalisation progressive justement, l’âge théologique, l’âge métaphysique
et l’âge scientifique, dernier et définitif).
Aujourd’hui, le positivisme est battu en brèche. Au moins dans sa
forme la plus monolithique et la plus idéologique. C’est que les promesses
de transparence et de libération sociale qui pouvaient lui être
liées, à l’encontre des obscurantismes aliénants, se sont révélées ambivalentes
quand ce n’était pas franchement trompeuses. L’épopée
moderne ne trouve plus en elle-même sa légitimation. Elle doit faire
face à des résistances imprévues (bonnes ou mauvaises), à des complexités
et des pluralités peut-être irréductibles, à des revanches ou des
retours. La modernité doute. Et l’on se prend à parler, çà et là, de postmodernité,
où savoir et croire sont revisités.
40 PIERRE GISEL
4.2 De quelques modèles d’articulation entre science et foi
4.2.1 Conflit entre la science et la foi
D’un côté, on pensera en termes de substitution. De l’erreur (les traditions
religieuses et la foi) à la vérité (les connaissances scientifiques
et les procédures du savoir). De l’autre, en strict vis-à-vis, on estimera
devoir défendre les affirmations religieuses sur le plan même des
représentations et des contenus proposés.
Le Syllabus romain de 1864 (« Recueil renfermant les principales
erreurs de notre temps »), des aspects centraux de Vatican I et la réaction
anti-moderniste (à partir de 1907) chez les catholiques, le néocalvinisme
qui apparaît aux environs de 1880 ou le fondamentalisme
chez les protestants, fournissent de bonnes illustrations de cette attitude.
Dans leurs apparitions comme dans leur logique interne, ils sont
tous, n’en déplaise aux intentions de leurs acteurs, des produits
modernes, nés sur sol moderne et de forme moderne18.
4.2.2 D’une complémentarité entre la science et la foi à un refus d’articulation
En matière de complémentarité, la répartition la plus fréquente est
d’impartir à la science le comment (la description des phénomènes de
la nature et de leurs lois internes) et à la foi ou à la religion le pourquoi
(le sens des mêmes phénomènes). Science et foi sont ici complémentaires
parce qu’elles ne sont pas du même ordre ou ne répondent pas
aux mêmes questions. Chacune, la science comme la foi, a alors une
vue partielle et la complémentarité est possible, mais il ne s’agit pas là
d’une articulation sur fond homogène.
De cette complémentarité sur fond de distinction, on passe facilement
à une séparation plus radicale. On a refusé de mélanger les compétences
ou craint les interférences ; on va dès lors adopter une
attitude qui veut que les scientifiques soient toujours plus scientifiques
et les croyants ou les théologiens toujours plus occupés de la foi et de
sa spécificité (Dieu et son interpellation radicale, sans analogie avec
18. Ce n’est probablement pas par hasard que l’on trouve en général plus de
fondamentalistes parmi les personnes de formation scientifique que parmi les
personnes de formation humaniste classique (littérature, histoire,
philosophie), phénomène également repérable en islam, par exemple.
LA THÉOLOGIE FACE AUX CHANGEMENTS... 41
l’ordre du monde). Du coup, la distinction qui supposait complémentarité
se fait séparation et fonctionne, de fait, comme immunisation.
4.2.3 Modèles de convergence
Des modèles de convergence, il y en a de plusieurs formes. Certains
défendent aujourd’hui un principe dit anthropique (cf. ci-dessus
n. 13). Pour l’essentiel, il consiste à valoriser le fait ou l’impression
que tout l’univers semble être disposé en vue de l’homme et que, sur
ce point, foi chrétienne et données scientifiques peuvent se rejoindre,
en ayant emprunté des chemins différents bien sûr. Il y aurait donc,
inscrite au coeur de l’univers, une intentionnalité secrète.
D’autres — deuxième exemple — présentent un type de convergence
en mettant en avant des analogies entre vision scientifique et
vision religieuse. Ainsi certains auteurs soulignent-ils une affinité
entre les concepts de la physique quantique et le tao (c’est le cas du
physicien Fritjof Capra) ou, plus largement, entre science contemporaine
et religions orientales. On pourrait aussi citer, la « gnose de
Princeton » (Raymond Ruyer), d’il y a environ un quart de siècle.
Dans un contexte et une intention analogues, on assiste encore,
aujourd’hui, à une exploitation des données sur fond d’échec d’un
paradigme matérialiste unidimensionnel, selon lequel le savoir objectif
de la modernité classique viendrait entièrement à bout des réalités
du monde et de l’humain ; d’où une mise en avant de phénomènes spirituels,
parapsychologiques ou paramédicaux.
Enfin, on peut faire référence à la théologie du Process, fort répandue
aux États-Unis, qui, à partir des travaux du philosophe et mathématicien
Alfred North Whitehead (1861-1947), repense la création
en rompant avec tout modèle que surplomberait la notion d’une éternité
immobile, pour inscrire Dieu lui-même dans le devenir (un
« procès ») où il est partie prenante de l’avènement, toujours temporel
ou « actuel », des choses. Là encore, on vise une convergence entre
la science et la foi qui puisse présenter une plausibilité culturelle adaptée
à notre temps.
Indépendamment des questions liées au fait même de vouloir établir
des convergences (la légitimité et la possibilité d’un tel programme),
j’avoue ne pas bien saisir les différences de fond qu’il y
aurait à faire voir les analogies mentionnées ici entre représentations
42 PIERRE GISEL
religieuses et tel aspect de la science contemporaine par rapport aux
tentatives plus anciennes, élaborées à l’enseigne des théodicées
modernes ou des constructions de théologie naturelle. Là aussi, on
entendait jouer sur des analogies entre la religion (chrétienne en
l’occurrence) et les savoirs de l’époque. Les visions proposées
aujourd’hui sont simplement adaptées aux données de notre temps.
On est ainsi passé de l’articulation d’un Dieu créateur, cause extérieure,
foncièrement simple en lui-même (une certaine forme de
monothéisme était alors privilégiée), avec une nature objectivée selon
les paradigmes du rationalisme de la modernité classique à l’articulation
d’un Dieu plus complexe, dont l’action est présente, continue et
diversifiée, avec un cosmos lui aussi plus complexe, traversé d’interactions
et d’interdépendances diverses. Le passage d’une vision à
l’autre est culturellement significatif, mais modifie-t-il la logique de
fond ? ou a-t-on simplement changé de concordisme, parce qu’il fallait
bien s’adapter ?
4.3 Récapitulation
La science d’aujourd’hui souligne l’absence de tout finalisme repérable
sur le plan du déploiement de l’univers et de la vie, de même qu’elle
casse tout anthropocentrisme. Globalement, elle ignore tout ordre de
nécessité préétabli, ne connaissant que des événements survenus sans
raison, mais désormais irréversibles et qui constituent un ensemble
donné, avec ses régulations internes et son ouverture foncière.
Se lancer dans un conflit science/foi — sur le plan des représentations
du monde, de la vie et de l’humain — est une bataille perdue
d’avance, à moins de tomber dans une position sectaire ou autocentrée.
Mais, surtout, c’est se méprendre tant sur ce que sont les données
religieuses que sur ce qu’est la foi, avec ce qui s’y engage du sujet
humain. En outre, c’est ne pas pouvoir répondre de la diversité des
discours religieux.
Passons sur les tentatives de concordisme, voulant établir des similitudes
de même niveau entre ce que peuvent mettre respectivement en
avant la science et la foi religieuse. La critique contre elles me paraît
aisée : focalisation sur des données ou des informations coupées de
leur contexte d’énonciation et de fonctionnement ; sélections scientifiquement
arbitraires et, au demeurant, précaires dans le temps, alors
même qu’on en espérait le contraire ; non-validation, voire refouletheo_
LA THÉOLOGIE FACE AUX CHANGEMENTS... 43
ment, de ce que peut représenter le fait de la religion et de la foi comme
tel, avec ses problèmes, ses enjeux, ses lois et ses risques propres.
J’ai opté pour une distinction entre la posture humaine que suppose
l’engagement de foi — son type de rapport à soi, au monde et à
Dieu — et les représentations qu’elle propose à chaque fois. Cette
option me paraît commandée par ce qu’est la tradition chrétienne
dans son ensemble, texte biblique compris. La théologie chrétienne ne
part pas — en principe ! — d’une conception ou d’une vision déployée
du monde, de l’homme et de Dieu, pour tenter de les valider face à
d’autres conceptions ou visions ; elle travaille au coeur du présent
social, culturel et religieux qui est le sien à chaque moment de l’histoire.
Et elle est là aux prises avec les questions de tous, pour y inscrire
un type d’interrogation, de problématisation et d’ouverture, qui soit
spécifique certes et instruit par l’histoire qui la précède, mais qui
embraie, dès le départ, sur les données du monde et de l’humain
comme tels, des données problématiques, ouvertes, en débat, voire en
conflit. Or, les questions de l’origine, de l’être et de l’humain sont précisément
des questions qui relèvent de données communes, universelles
en ce sens, inscrites au coeur de l’humain et toujours récurrentes.
La spécification de chacune des perspectives, notamment religieuse
et scientifique, est une autolimitation quant à la portée de
l’angle de vue de chacune (aucune d’entre elles n’épuise à elle seule
l’ensemble du donné). L’existence d’autres perspectives sur le même
objet pour autant qu’elle soit reconnue, empêche un auto-enfermement
et une idéologisation interne. Il est ainsi salutaire, pour la foi et
la théologie, que la science vienne remettre en cause les représentations
qui avaient été les leurs : cela ne peut que les relancer dans
l’interrogation touchant le statut de leurs représentations (le meilleur
des énoncés croyants peut toujours devenir idolâtrique) comme dans
l’approfondissement de ce qui les constitue dans leur vérité propre (le
croire) en lien avec leur objet propre (Dieu ou l’absolu).
Avancer que l’homme doit problématiser le lien noué avec des
représentations du monde et se défaire de faux savoirs ne signifie pas
qu’il puisse vivre sans images. Ce serait faire preuve d’idéalisme.
L’homme se dit dans des mythes et des images, au demeurant non
indifférents ni interchangeables, et dès lors instructifs ; toute constitution
d’identité, personnelle ou collective, se noue au travers d’images,
de récits ou de mythes. Il faut seulement reconnaître que ces
44 PIERRE GISEL
images et visions sont changeantes, inscrites en une culture et une
mémoire à chaque fois, et les faire travailler à ce niveau.
Pour moi, le recours à Dieu n’a pas à fonctionner comme une
explication première et dernière de l’ensemble des choses, de la naissance
du cosmos et de ses lois, ou de l’apparition de l’homme et de son
fonctionnement. Le rapport entre Dieu et le monde n’est pas direct.
D’où notamment une place pour des discours différents, scientifiques
et religieux, et, à l’intérieur de la science, pour une histoire et des controverses,
ainsi que, au sein du religieux, pour des pluralités19. Entre
Dieu et le monde, il y a discontinuité, décalage, asymétrie. Dieu n’est
pas homogène à notre espace et à notre temps. C’est d’ailleurs pourquoi
la foi peut tenir qu’il est présent — et absent — à tous les temps
de l’histoire.
Dieu n’est pas non plus à évoquer comme la raison interne du cosmos
et de la vie ou leur logique secrète. Le rapport entre Dieu et la
création n’est pas fait d’échanges secrets, d’émanation ou de redoublement,
d’homologie, d’embrassement ou de fusion. Le monde n’est
pas de Dieu ni en Dieu : il a sa consistance et son autonomie propres.
À cela correspond une vision du monde ; réciproquement
d’ailleurs. Ce sera celle d’un monde reçu dans sa contingence (le fait
d’être là, sans qu’on puisse en dire la raison), un monde dont l’homme
ne peut faire le tour, un monde qui ne lui est pas entièrement approprié,
même si l’homme se plaît à l’habiter, un monde qui, pour
l’homme, est inséré dans de la démesure, avec son poids d’énigme, de
malheur aussi, et de malheur inexplicable — qu’il n’y a pas à expliquer,
encore moins à justifier.
Quant à l’humain, dans la conscience qu’il a de lui-même —
l’image de lui qu’il peut assumer ou l’identité qu’il peut recevoir et
construire —, il faudra en souligner la différence à l’égard de Dieu
comme à l’égard du monde et du strict biologique, sauf à ce que cet
humain se perde, n’accède pas à soi, à son être. Inscrit en contingence
et partie prenante du monde, l’humain se recevra comme sujet qui
répondra de lui-même en répondant de ce monde hors de la raison qui
19. Notons bien que pluralité religieuse et modifications ou controverses
scientifiques ne sont pas à mettre en parallèle : elles n’ont pas le même statut,
ni ne se pensent et ne s’arbitrent de la même manière.
LA THÉOLOGIE FACE AUX CHANGEMENTS... 45
le précède et le dépasse. Une tâche ouverte par l’absence de nécessité
soulignée et délimitée par cette absence. L’humain y verra un défi et
une vocation, une difficulté certes (il n’y a ni programme, ni garantie),
mais un surcroît possible aussi : une sorte d’intensification d’être,
dont il n’a pas la maîtrise, mais qui passe par lui et par ce qu’il lui est
donné d’exister. Ici, l’humain est d’une forme et d’une teneur qui, tout
à la fois réclament le donné du monde (son immanence) et le dépassent
selon une autre logique (transcendante).
L’image qu’on peut ainsi se faire du monde et de l’humain impliquera
une défense de l’humain dans sa finitude, ses possibilités et ses
tentations. On saura que la nature ou la vie n’est pas sacrée, ni, en
principe, intouchable ; mais on en usera pour le meilleur, et ici, le
meilleur, c’est celui d’une mesure humaine. On saura qu’il est bon
pour l’homme qu’il reconnaisse qu’il n’est pas maître de tout et qu’il
dépend d’équilibres qu’il ne peut impunément détruire et qu’il est bon
qu’il naisse et se déploie dans la différence, biologiquement, culturellement,
spirituellement.
L’irréductibilité du cosmos à l’humain me paraît devoir être assumée,
tout comme l’irréductible différence entre savoir du monde et foi
religieuse, ainsi que, du coup, l’irréductible pluralité du religieux. Ces
différences sont même requises : elles radicalisent et donnent tout son
poids à l’avènement de l’humain en vérité. Contre toute intégration
totalisante, que ce soit du côté du monde, du cosmos ou de la vie (ou
encore de l’histoire), ou que ce soit du côté du divin.
En tout cela, on tiendra que la vie n’est pas l’humain, ni l’humain
la vie. La vie est, pour l’homme, une condition d’existence, donnée et
fragile, à préserver (non à sacraliser). Quant à l’humain, il en appelle
à d’autres paramètres. Au coeur de la vie, l’humain marque une singularité
où s’articule sa valeur propre. Seul cet humain peut être figure
ou parabole d’absolu, et dans la différence des personnes à chaque
fois. Si la vie est condition à préserver, l’humain est à organiser dans
sa différence propre et dans les infinies particularités qui s'y font jour.
En profondeur, la force et la valeur de l’humain, assumant sa particularité
à chaque fois, seront données en proportion de son ouverture à
ce qu’il n’est pas : le monde ou la nature, le biologique, d’autres
manières d’être homme, l’absolu bien sûr ; hors de cela, l’organisation
de l’humain se fait sourdement totalitaire.
46 PIERRE GISEL
5. Quel statut pour la théologie ?
La foi et la théologie sont liées à la tradition d’une manière de se poser
dans l’être. C’est que le religieux, fait de matrices symboliques et de
données socio-culturelles larges, se cristallise dans des religions historiques
(elles vont de pair avec des formes de civilisations). Cette tradition
est constamment traversée d’acculturation et de recomposition,
et l’on peut donc dire qu’elle est en condition d’odyssée. Liées à une
tradition, la foi et la théologie ont ainsi part à un phénomène socioculturel
d’institutionnalisation, avec ses frontières et ses marges
(l’apocryphe, l’ésotérique, etc.), ses divers types aussi (l’Église, la secte
et la mystique, pour reprendre Weber et Troeltsch), ainsi qu’à des partitions,
elles aussi socioculturelles et changeantes, où se spécifient le
croire, le savoir, la morale ou l’esthétique et où s’organise un ordre
social global.
La foi et la théologie ne peuvent dès lors se limiter à une défense
ou une réinterprétation d’énoncés confessés (un dieu, une forme de
médiation, de ritualité, etc.) ou d’événements allégués (via des histoires
symboliquement organisées). La théologie doit, greffée sur le mouvement
de tradition qu’on vient d’évoquer — une tradition comprise
comme la prise en charge de données globalement humaines et prenant
toujours à nouveau corps dans un socioculturel particulier —, se
faire critique et réflexive. Tout en s’inscrivant dans la culture et les
quêtes spirituelles du temps (ce qu’elle a fait au coeur de l’Antiquité
tardive, moment classique de sa constitution à proprement parler, à
distance et en différence du moment qu’elle se reconnaît ou se construit
comme référence, le moment biblique), la théologie ne cessera de
développer en même temps une réflexion attachée au statut de la
vérité dont elle entend rendre compte et raison (elle y a pourvu au
coeur de la même Antiquité tardive via un moment qu’on dira ensuite
de théologie négative, greffé sur ses affirmations et ses positivités, permettant
de les approfondir, « spirituellement », et d’éviter qu’elles ne
soient occasion d’idolâtrie). Cette vérité s’inscrit en outre délibérément
dans le cadre d’une problématique communément partagée
(pour en rester au moment classique de l’Antiquité tardive, celle de la
question du divin, de son rapport à l’être ou de son statut d’au-delà de
l’être, celle des systèmes de médiations et d’intermédiaires, etc.) et
non, comme cela a commencé à l’être avec le début des Temps modernes,
en catholicisme comme en protestantisme, l’attachement à une
LA THÉOLOGIE FACE AUX CHANGEMENTS... 47
« révélation », légitimant et accréditant une institution spécifique, de
type ecclésial.
Globalement, je tiens dès lors que la théologie comme discipline a
pour lieu et objet, d’un côté, la symbolisation du monde, de l'existence
humaine et de l'espace social, et, de l’autre, le rapport à
l'absolu20. Tel me paraît être en effet la double face de l’ordre humain
des croyances. La théologie y est assignée et s’y déploie comme une
discipline qui réfléchit, selon un axe propre, aux productions idéologiques
liées aux institutionnalisations humaines, leurs symboliques
organisationnelles (assurant des jeux de normativité) et leurs mises en
place de références ou d’idéaux en matière de légitimation (passant
par constructions de l’imaginaire). J’ajoute qu’en modernité, une telle
perspective conduit à passer par une histoire des diverses relations qui
se sont nouées entre l’Église comme institutionnalisation du religieux
(« hérésies » ou autres contrepoints inclus) et la société comme espace
socioculturel, présidant à des circonscriptions déterminées à chaque
fois, des instances de légitimité et des types de rationalité reconnus.
Cette histoire se fera dès lors généalogie de la modernité et du destin
du religieux en modernité (sécularisation, ersatz idéologiques, nouveaux
mouvements religieux, recompositions, etc.), s’efforçant d’y
proposer des orientations claires quant à leur limites de validité et
quant à leur forces et à leurs faiblesses possibles (les secondes sont
toujours le revers des premières) et de pertinence globale (non réservée
à un groupe spécifique, fût-il ouvert, ni aux adhérents d’un message
à transmettre, reçu de l’extérieur, dût-il concerner tout le
monde). Pour qu’elles soient de pertinence globale, il aura fallu
qu’elles soient, dès le départ et constitutivement, la prise en charge —
spécifiée bien sûr — d’une question de tous. Par rapport à une certaine
manière de comprendre la foi et la théologie, c’est peut-être là aussi
une odyssée ; elle me paraît faire cohérence avec ce que j’ai esquissé à
l’occasion des rapports entre savoir et foi à propos des commencements
(de l’origine ?) et des structurations (de l’être ?) du monde.
20. Pour plus de développement, je me permets de renvoyer à mon ouvrage,
La théologie face aux sciences religieuses. Différences et interactions, Genève,
Labor et Fides, 1999.
48 PIERRE GISEL
RÉSUMÉ
La présente contribution cherche à saisir l’impact des changements de
représentations du cosmos sur la théologie. Après avoir rappelé certaines
données scientifiques et présenter un aperçu des données bibliques et
chrétiennes en la matière, l’auteur fait une proposition de balisage
théologique au regard de la non-homogénéité ou des contradictions qui se
dégagent de la confrontation de la science et de la Bible. Il fait alors un
retour sur les types d'articulation possibles entre le savoir scientifique et le
fait de croire. Il présente enfin un aperçu touchant la question du statut de
la théologie.
ABSTRACT
The present contribution seeks to grasp the impact of the change in our
representation of the cosmos. The author first recalls some of the scientific
data and presents an overview of the christian and biblical data on the
subject. He also proposes reference points to guide the way of theology
while taking into account the lack of homogeneity and the contradictions
that appear when scientific and biblical data are confronted. He then looks
at different possible ways of articulating scientific knowledge and faith. He
finally gives an outline concerning the status of theology

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